La voix de l'animal...8


l’histoire peut se rapporter à la situation réelle des animaux de ferme :
Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence ? Regardons les choses en face : nous avons une vie de labeur, une vie de misère, une vie trop brève. Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d'entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu'à ce qu'ils rendent l'âme. Et dans l'instant que nous cessons d'être utiles, voici qu'on nous égorge avec une cruauté inqualifiable. Passée notre première année sur cette terre, il n'y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l'accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple vérité.(21)

Contrairement à d'autres représentations courantes des animaux de ferme dans la littérature (principalement dans la littérature enfantine), où les relations entre le fermier et les animaux non-humains sont décrites comme étant symbiotiques, les relations entre le fermier et les animaux de la Ferme des animaux sont présentées comme de l‘exploitation. Le fait que les animaux non-humains l’affirment en employant un langage humain n’en amoindrit ni la puissance ni la validité ; nous pouvons faire la distinction entre le contexte de cette affirmation, qui n’est pas réaliste en raison de l’expression linguistique des animaux, et son contenu, qui reflète une réalité valable et horrible.

La majorité des comptes-rendus de La ferme des animaux se concentrent sur l’analogie entre les composants explicites de l’histoire et la révolution russe de 1917 : Sage l’ancien est Marx, Napoléon est Staline, Boule de Neige  est Trotsky, M. Jones est le Tsar, la ferme du Manoir  est la Russie, le chant “Bêtes d‘Angleterre”, l’Internationale et ainsi de suite (22). Mais toute analogie contient nécessairement à la fois des ressemblances et des différences - sinon les deux contextes ne seraient pas analogues mais identiques. Cet écart différentiel nous empêche de réduire la condition non-humaine à la condition humaine et, partant,  de l'évacuer. La plupart des critiques, dont l'orientation est anthropocentrique, présupposent que l’expérience des animaux non-humains dans la littérature a pour seule fonction d’éclairer l’expérience humaine. Ainsi, ils réduisent le vécu animal au vécu humain et en négligent les aspects irréductibles.

Le discours de Sage l‘ancien, par exemple, peut en grande partie se rapporter à la condition humaine - «Une fois au monde, il nous est tout juste donné de quoi survivre, et ceux d'entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu'à ce qu'ils rendent l'âme» Cette phrase décrit bien à la fois l’exploitation de l’ animal et de l’ouvrier. Mais la phrase suivante - «Et dans l'instant que nous cessons d'être utiles, voici qu'on nous égorge avec une cruauté inqualifiable.»  ne  peut  pas  se  référer  à   la 

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21. Orwell, George. La ferme des animaux, p. 10.

22. Fergenson, Laraine. "George Orwell’s Animal Farm: A Twentieth-Century Beast Fable" in Bestia 2 (1990), 109-10, pp109-19 ; Rai, Alok. Orwell and the Politics of Despair (Cambridge: Cambridge University Press,1990), p. 113. ; Meyers, Jeffrey. A Reader's Guide to George Orwell (Totowa: Rowman and Allanheld, 1984), p. 135