La voix de l'animal...7


représentations historiques et artistiques sont produites par des groupes sociaux dominants, et reflètent  leur point de vue et leurs intérêts. D’autres voix, trop faibles pour se faire entendre, étaient par conséquent exclues de la représentation culturelle. Aussi ces représentations nous renseignent-elles plus sur le point de vue du groupe dominant que sur la réalité sociale elle-même (15). Dans la fable, les mots du lion expriment la même idée : que la représentation artistique d’un homme enjambant un lion vaincu ne dépeint pas la réalité mais seulement le point de vue de son créateur, qui en l’occurrence est le point de vue humain.

Dans ce cas, le lion devient un symbole des groupes politiques, dont les point de vue sont culturellement ignorés. Cette lecture convient aussi aux affirmations courantes de l’étude critique de la fable selon lesquelles elle exprime la philosophie du faible et du sans droit, et préfère le côté des victimes à celui des  puissants (16). Depuis le romantisme, la relation entre le signifiant et le signifié à l’intérieur du symbole poétique est vue comme la relation entre un membre-prototype et sa classe (17). Les animaux non-humains sont le prototype du groupe politique exclu en raison de leur insignifiance absolue dans la culture.  Même les lions, qui sont vus comme des animaux très forts, sont profondément faibles,  parce qu’ils ne peuvent pas se représenter eux-mêmes et raconter leur propre histoire. Comme l’écrivent  Horkheimer et Adorno dans La Dialectique de la raison (18) : « Pour échapper au vide lancinant de l'existence, il faut une capacité de résistance à laquelle le langage est indispensable. Même l'animal le plus fort est infiniment faible».

Après avoir examiné les fables classiques, j’aimerais discuter d’une fable animalière moderne - La ferme des animaux d’Orwell (19). Cette œuvre peut se diviser en deux parties : la première raconte les événements qui conduisent M. Jones à abandonner la ferme, et la seconde traite du gouvernement autonome des animaux. Selon le principe que je viens de formuler, la première partie - qui décrit les souffrances des animaux de ferme sous le règne du fermier - se caractérise par un degré élevé de réalisme, tandis que la seconde partie - qui décrit leurs souffrances sous le règne des cochons - se caractérise par un faible degré de réalisme (20). Bien que la description des souffrances des animaux élevés par le fermier ait une évidente fonction allégorique - elle symbolise les souffrances du peuple russe sous le règne du tsar - nous pouvons aussi comprendre cette  description  littéralement.  Le  discours  de  Sage l’ancien  au  commencement  de 

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15. Ross, Trevor. "Canon", in Encyclopedia of Contemporary Literary Theory: Approaches, Scholars, Terms, ed. par Irena R. Makaryk (Toronto: University of Toronto Press,2000), p. 516.
16. Spoerri, Theophil. "Der Aufstand der Fabel", Trivium 1 (1942), p. 32, pp. 31-63 ; Friederici, Hans. "Die Tierfabel als operatives Genre", Weimarer Beiträge 6 (1965), p. 932, pp. 931-52.
17. Fletcher Angus, op. cit, p. 17 ; Frye, Northrop. Anatomy of Criticism: Four Essays (Princeton:
Princeton University Press, 2000) p. 89.
18. Horkheimer, Max et Adorno, Theodor W. La dialectique de la raison, Gallimard (1974).
19. Bien que La ferme des animaux ne corresponde résolument pas à la définition classique du genre - une histoire courte qui transmet une leçon morale - elle contient certaines caractéristiques de la fable animalière, essentiellement l’utilisation allégorique d’animaux non-humains, ce qui est en rapport direct avec le sujet de cet essai.
20. J’utilise ici le terme “réaliste”en opposition à ”fantastique “ - en tant que représentation qui est compatible avec ce que nous savons de son objet.