cependant, à la fin,
...la flèche frappe le jeune renne. Incapable de courir, le petit se presse contre sa mère. La mère lèche sa blessure. Le chasseur tire une autre flèche. Le public, tel que le témoin le décrit, est paralysé par le suspense ; on entend de profonds gémissements et même des pleurs. Et, à partir de cette simple description, j'ai senti qu'il s'agissait d'une réelle œuvre d'art »62.
L'essentiel de la
théorie de Tolstoï est que la littérature et l'art devraient communiquer des
sentiments puissants, avec honnêteté et sincérité, des sentiments qui
rapprochent les gens, créant un sentiment de communauté entre toutes les formes
de vie. La pièce vogoule illustre
…la contagion des sentiments d'autrui, qui nous oblige à nous réjouir de la joie de l’autre, à nous attrister de la peine de l’autre, et à mêler nos âmes - ce qui est l'essence même de l'art63.
Dans ce traité,
Tolstoï s'élève contre « l'art contrefait » et « l'art pour l'amour de l'art »,
ainsi que contre « la science pour
l'amour de la science », également spécieuse qui, selon lui, corrompt la
science moderne64. Trop souvent, soutient-il, la science et
l'ingénierie moderne n’ont pas été utilisé
« au profit des travailleurs, mais pour enrichir les capitalistes qui
produisent des articles de luxe ou des armes qui détruisent les humains »65.
Au lieu de cela, soutient-il, la science devrait servir des objectifs moraux :
« Comment utiliser la terre, comment la cultiver sans opprimer d'autres gens,…
comment traiter les animaux »66. « Le rôle d'une science véritable »
devrait être « de démontrer l'irrationalité, l'inutilité, et l'immoralité de la guerre et des
exécutions...et l'absurdité, la nocivité et l'immoralité de... la consommation
d'animaux»67. De même, l'art devrait « amener au rejet de la
violence.. « en suscitant plutôt le respect de la dignité de chaque [personne]
et de la vie de chaque animal »68 .
L'auteur britannique
Murdoch (1960) soutient que les grands écrivains sont ceux qui sont capables de
se frayer un chemin à travers les préjugés idéologiques et mythiques jusqu'à
l'individu dans ce qu’il a d’unique et de particulier. De Tolstoï, Murdoch
remarque qu'à l'instar de Shakespeare, il expose ce que Keats a appelé «
capacité négative», la capacité à rendre la réalité de son matériau sans le
charger d’un dessein personnel,
intéressé ou idéologique69.
Dans le cas des animaux (bien que Murdoch ne traite pas cette question),
Tolstoï est capable de les restituer tels qu'ils sont, sans imposer sur eux des
points de vue anthropocentriques et spécistes. Cette reconnaissance - de
l'altérité et de l'indépendance des animaux (dans ce cas) - favorise le
développement d'une conscience éthique chez le lecteur.
Plus on saisit [une
autre créature] dans ses caractères distinctifs et dans sa différence, plus on
découvre en l’autre des besoins et des désirs…plus il devient difficile de
traiter [cette créature] comme une chose70.
Conclusion
La critique du point
de vue des animaux recherche des textes dans lesquels les animaux sont pris au
sérieux (comme on l'a vu chez Tolstoï), ne sont ni ignorés ni réduits au
silence, mais où leurs réalités sont imaginées avec empathie et où l'idéologie
spéciste - qui tient les animaux pour des objets à l'usage des humains - est
anéantie, abandonnée, en faveur d'une vision qui respecte leur subjectivité, et
leurs âmes.
-> références
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62. Ibid., p. 138.
63. Ibid.
64. Ibid., p. 182.
65. Ibid., p. 184.
66. Ibid., p. 185.
67. Ibid., p. 186.
68. Ibid., p. 190.
69. I. Murdoch, « Negative capability », 1960, 173.
70. Murdoch, La souveraineté du
bien, p. 83.
71. Sur la question
de l’âme des animaux, voir Kowalski (1991) et Malamud (1998).