Les animaux chez Tolstoï...8



Au sujet d'un autre cheval qu'ils croisent sur leur chemin :

Le petit cheval poilu, blanc de neige, ventru, respirait avec difficulté sous sa douga trop basse ; bien qu'il fût à bout de forces, il faisait visiblement ce qu'il pouvait, mais en vain, pour échapper aux coups de branche qui pleuvaient sur lui ; il avançait clopin-clopant dans la neige profonde sur ses jambes courtes... La tête, visiblement jeune, avec sa lèvre inférieure avancée comme la bouche d'un poisson, ses naseaux dilatés et ses oreilles aplaties par la peur, se maintint quelques secondes à la hauteur de l'épaule de Nikita...Nikita pense : « Ils l'ont crevé, leur pauvre cheval. C'est des Asiates, ces gens-là ! »56 

S'étant complètement perdus dans la tempête qui fait rage, Vassili et Nikita, dans l'espoir que Belle-face pourra les conduire en lieu sûr, décident de laisser les rênes à Belle-face dans l'espoir qu’il pourra les conduire en lieu sûr.  « "Il ne lui manque que la parole " commentait Nikita. "Regardez ce qu'il fait avec ses oreilles. Il a pas besoin de télégraphe, lui, il entend tout à une verste à la ronde" »57.  Le cheval réussit en effet à les emmener jusqu'à un village et Belle-Face est mis à l'écurie pour un court moment, une scène que Tolstoï décrit avec une attention minutieuse portée aux autres animaux présents.

Des poules et un coq qui étaient déjà perchés... caquetèrent de contrariété et griffèrent la poutre de leurs pattes. Des brebis alarmées se jetèrent de côté à grand bruit de sabots sur le fumier gelé. Un chien poussa un hurlement éperdu et se mit à aboyer tant et plus contre l'intrus, avec cette peur mêlée de haine qui caractérise les chiots.

Nikita parla à chacun ; Il s'excusa auprès des poules, les tranquillisa en leur promettant de ne plus les déranger, reprocha aux brebis de prendre peur sans même savoir pourquoi, et n'arrêta pas de haranguer le chiot pendant tout le temps qu'il attachait le cheval...[A] l'adresse du chien, [il dit] « Arrête, voyons, bêta, arrête donc. Tu t'inquiètes pour rien, on n'est pas des voleurs, on est des amis... »58  

Après plusieurs heures de repos, le maître - malgré les avertissements et les craintes du cheval et du conducteur - insiste pour reprendre la route.

Il est déterminé à poursuivre [sa route] à travers la tempête car il espère faire une très bonne affaire – « l'acquisition du bois de Goriatchkino »59, et le temps est d'une importance primordiale. Il réalisera un bénéfice de 10 000 roubles, ce qui l'aidera à réaliser son rêve de devenir millionnaire.

Une fois encore ils perdent leur chemin et doivent passer la nuit sans abri dans la tempête déchaînée. Le maître et le cheval meurent de froid ; seul le paysan Nikita arrive à survivre.

Belle-Face, enfoncé dans la neige jusqu'au ventre...était complètement blanc, sa tête morte pressée contre sa veine jugulaire aussi dure que du bois ; ses naseaux étaient remplis de glaçons, ses yeux étaient blancs de givre et comme remplis, eux aussi, de larmes gelées. Il avait maigri en une seule nuit au point de n'avoir plus que la peau et les os60

Dans son traité de théorie littéraire, Tolstoï (1896) donne comme exemple du type d'art qu'il approuve une scène de chasse réalisée par le peintre russe Vasnetsov, pour illustrer un récit de Tourgueniev (1883) « dans lequel il est raconté comment un fils ressent de la pitié pour une caille que son père a tuée en sa présence »61  Tolstoï donne un autre exemple tiré d'une pièce créée par une tribu primitive, les Vogouls, dont il a lu un compte-rendu. Dans cette pièce, deux personnages représentent un renne femelle et son faon, un autre représente un chasseur, et un quatrième, un oiseau « qui prévient la femelle renne du danger ». La mère et le faon y échappent momentanément ; 




______________
56. Ibid., p. 185.

57. Ibid., p. 187.

58. Ibid., p. 190. 

59. Ibid., p. 162.

60. Ibid., p. 239.

61. L. Tolstoï, (1960) What is art , p.136. NdT : J'ai traduit les citations de What is Art, le livre Qu'est-ce-que l'art (Perrin, 1898) étant une traduction non intégrale, par T. de Wyzewa, du traité de Tolstoï, dans laquelle les passages cités sont absents ou tronqués.