rouge noir, jaillissait en fontaine... Un autre boucher saisit alors le bœuf par la jambe, lui cassa et la lui trancha. Sur le ventre et sur les autres jambes courraient encore des convulsions41.
De la même façon,
Tolstoï décrit la mort de Kholstomier. Inconscient de ce qu’il se passe, le
cheval
Confiant, Kholstomier croit que les abatteurs vont l’aider. Puis il…commençait à s'endormir au bruit de l'aiguisage du couteau. Seule sa jambe enflée, écartée, tremblait. Tout à coup, il sentit qu'on lui levait la tête. Il ouvrit les yeux. Deux chiens étaient devant lui... Le hongre le regarda et commença à se frotter à la main qui le tenait42.
…sentit qu'on lui faisait quelque chose à la gorge. Il sentit une douleur, il tressaillit, fit un mouvement de la patte... Bientôt quelque chose lui coulait à grand jet sous le cou... Il soupira... Il ferma les yeux, baissa la tête... ensuite ses jambes et tout son corps chancelèrent... L'équarisseur attendit jusqu'à la fin des convulsions...43
Le lecteur ayant
appris à connaître Kholstomier en tant
que sujet, la mort du cheval suscite forcément en lui de la tristesse, de la
compassion et de la sympathie ainsi que de la colère pour l’indifférence
humaine envers ce remarquable et admirable animal. Pourtant, comme ailleurs
dans son traitement des animaux, le réalisme rigoureux de Tolstoï sauve le
passage du pathos sentimentaliste.
Tolstoï décrit un autre animal, un taureau cette fois, « beau, robuste, avec des taches blanches et les jambes complètement blanches » qui s’est battu contre les bouchers mais qui est finalement maîtrisé :
La jolie bête pleine de vie s'abattit en se débattant de la tête et des jambes... Cinq minutes après, la tête noire était rouge, sans peau, les yeux vitreux, ces mêmes yeux qui brillaient d'une si belle couleur il y avait cinq minutes à peine44.
Comparons le
traitement par Tolstoï de la mort de ce taureau avec l’esthétisation du
supplice animal dans les scènes de corrida évoquées plus haut.
Dans la biographie
écrite par Troyat45, la sensibilité personnelle de Tolstoï vis-à-vis
des animaux et son respect à leur égard, est décrit par le romancier
Tourgueniev, qui remarqua ce trait de caractère lors d’une visite à Tolstoï,
dans sa demeure de Yasnaya Polyana, à la fin du 19ème siècle. Troyat cite
Tourgueniev qui rapporte qu’il :
…fut étonné par la compréhension supérieure que Tolstoï manifestait à l'égard des bêtes. Il y avait entre elles et lui mieux qu'une familiarité - une sorte d'intimité organique. Ainsi s'étant planté près d'un vieux cheval efflanqué et galeux, il lui caressa l'échine et lui parla tendrement à l'oreille. La rosse l'écoutait, visiblement intéressée. Et lui, dans le même temps, traduisait à son entourage les impressions de l'animal. « Je ne me lassais pas de l'entendre », racontera Ivan Tourgueniev. « Il avait pénétré lui-même et m'avait fait pénétrer dans l'âme de la pauvre bête. Je ne pus me retenir et lui dis : « Ecoutez, Léon Nicolaïevitch, sans aucun doute, vous avez dû vous-même être un cheval ! 46»
Bien qu’un examen
approfondi de tous les exemples d’une présence animale dans l’œuvre de Tolstoï dépasse
le champ de cet article47, il suffit de noter que tout au long de
son œuvre, les allusions, même mineures, aux animaux impliquent la
reconnaissance qu’il s’agit d’êtres vivants et sensibles. Dans l’un de ses
premiers récits « La tempête de neige » (1856), par exemple, les animaux
n’occupent pas une place majeure, puisqu’il raconte le pénible voyage que font
plusieurs
______________
41. Ibid., p. 112-114
42. « Kholstomier,
histoire d’un cheval », op. cit., p. 163
43. Ibid., p. 164.
44. « Les mangeurs de
viande », op. cit., p. 116, 118
45. H. Troyat, Tolstoï.
46. Ibid., p. 471.
47. Dans cet article,
je me concentre sur les nouvelles de Tolstoï, et en raison de contraintes
d’espace, je m’abstiens de faire référence à Anna Karenine (1876) et à La Guerre
et La Paix (1869). Le premier contient les célèbres descriptions/portraits
du chien de Lévine et du cheval de Vronski, dont le dos est cassé par son
cavalier trop zélé. Le second offre un rare exemple, dans l’oeuvre de Tolstoï,
que l’on serait tenté d’interpréter symboliquement, le traitement du cheval
préfigurant à certains égards, la façon dont Vronski traitera Anna (Tindall,
1955, p.77) Cependant, comme l’affirme Brumm (1967), l’interprétation
symbolique n’est pas nécessaire, et il n’est pas non plus certain que ce fut
l’intention de Tolstoï. Contrairement à la coupe d’or de Henry James qui
n’existe dans le roman qu’en raison de son caractère symbolique…. Le symbole de
Tolstoï est une interprétation d’un évènement secondaire que le lecteur peut
aussi prendre au pied de la lettre (pp. 360, 361) c’est à dire (comme) la
tragédie de la mort d’une jument.
La Guerre et la Paix
comprend des épisodes dans lesquels les personnages ne sont pas
particulièrement sensibles à la cruauté envers les animaux, dont une scène où
l’on maltraite un ours et une scène de chasse. Mais on ne sait pas bien si
cette insensibilité est celle de l’auteur ou du personnage. Un autre épisode
célèbre raconté par Tolstoï dans le récit « La chasse à l’ours » concerne un
événement qui lui est réellement arrivé en 1858, lorsqu’il fut presque tué par
un ours qu’il abattit plus tard en légitime défense. 20 ans plus tard, il cessa
de chasser lors de sa conversion à un traitement compatissant des animaux et au
végétarisme.