s’entrecroisaient des veines qui tremblaient et frissonnaient au moindre contact des mouches. L'expression de la face était sévère et patiente, profonde et souffrante... mais malgré sa vieillesse repoussante, chacun, en regardant ce cheval, s'arrêtait malgré soi... comme une ruine vivante, il était isolé au milieu du pré couvert de rosée et, non loin de lui, on entendait les piaffements, les ébrouements, les hennissements des jeunes et les cris aigus du troupeau qui se dispersaient37.
Durant cinq nuits,
Kholstomier raconte, à la première personne, aux chevaux rassemblés dans
l’écurie, l’histoire de sa vie – celle d’un être vendu et revendu de maître en
maître, parfois mal traité, parfois
bien. Ensuite Tolstoï quitte les lieux pour la maison du riche propriétaire
dans laquelle des humains discutent des mérites respectifs, d’un point de vue
purement économique, de leurs chevaux. En juxtaposant de façon ironique le
point de vue subjectif des animaux avec celui, objectifiant/réifiant, des
maîtres humains, Tolstoï semble emprunter la technique utilisée par Stowe dans
« La case de l'oncle Tom » (1852), un roman que Tostoï admirait beaucoup - dans
lequel des scènes dépeignant avec bienveillance, et de leurs points de vue, la
vie des esclaves dans leurs cases, sont juxtaposées à d’autres décrivant la vie
des habitants de la grande maison. Là, les maîtres discutent de la traite des
esclaves d’un point de vue purement mercantile, en considérant les esclaves
uniquement comme des marchandises dénuées de sentiment. Il n’est pas certain
que l’analogie esclave/animal soit intentionnelle, mais il est évident qu’à
l’instar de Stowe, Tolstoï déplorait la marchandisation des êtres vivants et
sensibles, leur réduction à l’état
d’objet38. Durant la conversation qui a lieu au salon, un
ancien propriétaire de Kholstomier (son préféré), aujourd’hui vieux et
affaibli, évoque avec fierté son cheval favori, le jeune Kholstomier. L’ironie
veut que plus tôt dans la journée, ce propriétaire, Serpoukhovskoï, ait vu
Kholstomier dans l’enclos et ne l’ait pas reconnu, contrairement au cheval qui,
le voyant, avait henni affectueusement.
Le jour suivant,
Kholstomier attrape une maladie et l’on décide de s’en débarrasser. On l’emmène
alors dans les champs et on lui tranche la gorge pour qu'il se vide de son sang
- un procédé que Tolstoï décrit en détail du point de vue du cheval. Le corps
de Kholstomier laissé en pâture aux animaux sauvages, sert au moins à quelque
chose, laisse entendre Tolstoï, contrairement à celui de son ancien maître Serpoukhovskoï
qui est enterré en uniforme de cérémonie dans un cercueil en plomb, selon un
rituel humain que l‘auteur qualifie de vain et présomptueux. Le point essentiel
de cette histoire est que les humains, immergés dans un sentiment faux et
suffisant de supériorité, ignorent la dignité et la noblesse des animaux.
Il se pourrait que la
description de la mort de Kholstomier résulte d’une visite dans un abattoir
effectuée par Tolstoï à peu près à cette époque. Entre le milieu et la fin des
années 1880, alors qu’il terminait cette histoire (et peut-être est-ce ce qui
l’encouragea à l’achever) Tolstoï lu le traité de Williams sur le végétarisme39 pour lequel il écrivit une préface à
l’édition russe. Dans cette préface, publiée en anglais sous le titre « The
First Step »40, Tolstoï décrit ce qu’il a observé à l’abattoir, en
peignant dans tous leurs détails les morts de plusieurs individus animaux -
peut-être la description la plus frappante et effroyable jamais écrite de
l’abattage d’animaux.
[O]n faisait passer... un grand boeuf... gras... Deux hommes le traînaient. [Après avoir été frappé « au-dessus du cou » avec « une hache à long manche » ce fut] comme si ses quatre pieds eussent été coupés en même temps, le bœuf tomba lourdement sur le ventre.... et se mit à remuer convulsivement les jambes et les reins...[Après que sa gorge eut été tranchée]... de la blessure béante, le sang, d'un
______________
37. Ibid., p. 121-122.
38. Sur l’analogie esclave-animal, voir M. Spiegel, The dreaded comparison: Human and animal
slavery.
39. H. Williams, The
ethics of diet: A catena of authorities deprecatory of the practice of flesh
eating.
40. L. Tolstoï, « Les
mangeurs de viande », In Les plaisirs cruels.