demande la
raison, le vieil homme dit « Lahilié [l’ennemi], c’est toi »31.
Perplexe, Assarkadon demande au sage de s’expliquer. Le sage met la tête du roi
sous l’eau durant un certain temps au cours duquel ce dernier se retrouve dans
la conscience de Lahilié, ainsi que dans celle d’un animal chassé.
Assarkadon s’étonne d’être un animal ; en même temps il s’étonne de ne pas l’avoir su plus tôt.
Il paît dans la vallée, il arrache avec ses dents l’herbe grasse, il chasse les mouches avec sa longue queue et éprouve une pesanteur étrange dans ses mamelles gonflées de lait. Autour de lui sautille en jouant un petit âne gris foncé, aux longues jambes, le dos rayé. En faisant une ruade, l’ânon bondit sur Assarkadon, le pousse sous le ventre avec son petit museau, cherche la mamelle et, l’ayant trouvée, se calme en avalant régulièrement. Assarkadon comprend qu’il est une ânesse mère de cet ânon, et cela ne l’étonne pas, ne l’attriste pas, mais plutôt le réjouit. Il éprouve le sentiment béat du mouvement simultané de la vie en soi et en son enfant. Mais, tout à coup, quelque chose vole en sifflant, le frappe sur le côté et pénètre dans sa peau, dans sa chair. Éprouvant une douleur, Assarkadon, ânesse, arrache sa mamelle des lèvres du petit âne et, aplatissant ses oreilles, court vers le troupeau... L’ânon sautille près de ses jambes…. quand, tout à coup, une autre flèche touche en sifflant le cou de l’ânon, s’y implante et y vacille. L’ânon râle plaintivement et tombe sur les genoux. Assarkadon ne peut l’abandonner. Il s’arrête près de lui. Le petit âne se soulève, chancelle sur ses jambes longues et minces, et tombe de nouveau. Un être terrible, à deux jambes, un homme, accourt et coupe la gorge de l’ânon32.
Lorsque le sage sort
Assarkadon de l’eau, il expose la morale de l’histoire : « As-tu compris
maintenant » poursuivit le vieil homme, «que Lahilié c’est toi, …et ces animaux
que tu tuais à la chasse et dévorais à tes festins étaient toi…La vie est une
en tout et tu ne manifestes en toi qu’une partie de cette vie unique »33.
Même dans ses
premiers ouvrages, antérieurs à sa célèbre conversion à un christianisme
pacifiste - qui incluait le végétarisme - au début des années 1880, Tolstoï
dépeignait les animaux avec sensibilité et posait un regard empathique sur
leurs sentiments et leurs souffrances. La nouvelle « Kholstomier, histoire d'un
cheval »34
(commencée en 1861 mais qui ne sera pas publiée avant 1886), est presque
entièrement racontée du point de vue des animaux.
Les chevaux n'étaient ni effrayés ni offensés du ton moqueur du gardien ; ils feignirent l'indifférence, et, sans se hâter, s'éloignèrent de la porte cochère. Seule la vieille jument bai foncé, à la longue crinière, aplatit l'oreille et se détourna rapidement... De tous les chevaux qui se trouvaient dans la cour d'élevage (il y en avait près de cent), le moins impatient était un hongre pie. Il restait seul dans un coin... et les yeux demi-fermés, il léchait le chêne du hangar35.
L’histoire est
centrée sur cet animal, un cheval vieux, et brutalisé qui, Tolstoï précise,
demeure « majestueux » malgré sa laideur36. Une longue et minutieuse
description de l’animal - un exemple de l’attention caractéristique que Tolstoï
porte aux détails (une des raisons de sa renommée en tant romancier) - révèle
un auteur qui porte une réelle attention morale à un animal.
Une large tête osseuse, avec de profondes cavités au-dessous des yeux et une lèvre noire pendante, autrefois déchirée, était attachée très bas sur le cou, voûté à force de maigreur, et qui semblait être de bois. A travers la lèvre pendante, on apercevait la langue noire, mordue de côté, et les restes jaunes des dents inférieures, rongées. Les oreilles, dont une était coupée, tombaient bas de côté et ne s'agitaient que rarement, paresseusement, pour chasser les mouches qui s'accrochaient... sur le cou et la tête
31. Ibid., p.277.
32. Ibid., p. 275-276.
33. Ibid., p. 277.
34. L. Tolstoï, « Kholstomier,
histoire d'un cheval », in Trésor de la nouvelle de la littérature russe.
35. Ibid., p. 116.
36. Ibid.,
p. 120.