Wordsworth était de faire ressortir «les traitements extrêmement cruels
infligés par l’homme aux animaux », inaugurant ainsi un nouveau genre de poésie
romantique sur la nature » qui met les animaux au premier plan et prend leurs
souffrances au sérieux. »21
De la même façon,
Fudge critique le parti pris anthropocentrique présent dans nombre
d'écocritiques. Elle mentionne celle de Bate22 qui « élude et passe
sous silence la place des animaux non humains »23. On pourrait faire
le même reproche à la plupart des travaux écocritiques actuels. Comme le fait
remarquer Fudge24, une interprétation globalisante de l’écologie
risque de dégénérer en ce que le théoricien des droits des animaux Tom Regan
appelle le « fascisme environnemental »25 ; c’est-à-dire,
qu’elle se focalise sur des généralités abstraites telles que les espèces et
les écosystèmes, ignorant l’individu et ne tenant pas compte de sa souffrance.
Au lieu de cela, Fudge suggère que ce ne sont pas les conceptions « générales
et abstraites » qui comptent dans les relations entre humains et animaux ; au
contraire, « l’animal réellement significatif est souvent un être très
individualisé »26.
Prosaïque
et poétique
Que la fiction en
prose - en particulier le roman, mais aussi la nouvelle - soit le genre
littéraire le plus adapté pour appréhender l’histoire particulière d’une
créature individuelle est un aspect important de la théorie littéraire de
Bakhtine27. Arguant que la fiction en prose exige une « prosaïque»
éthiquement enracinée en opposition à une « poétique » esthétisante, Bakthine
voit le roman comme une forme particulière de la connaissance éthique,
précisément parce qu’il donne vie à l’histoire particulière et complexe d’un
individu confronté à des systèmes abstraits - comme les idéologies – qui
ignoreraient les réalités de l’individu. Bakhtine cite à titre d'exemple le
personnage de Dievouchkine dans le roman de Dostoïevski Les
pauvres gens (1846). Dievouchkine, un homme pauvre, supporte mal d’être
décrit, stéréotypé et réduit à n’être plus qu’un « pauvre ». Le héros de
Dostoïevski se révolte contre la littérature « qui aborde "l'homme petit" en l'extériorisant
et l'achevant en son absence.» Dievouchkine ressent « une profonde offense...
et est indigné » par la description de
la pauvreté dans « Le manteau » (1842) de Nicolas Gogol, qui lui fait sentir qu‘il a été « défini tout
entier une fois pour toute »28. En d’autres termes, Dievouchkine
sent que sa singularité subjective a été effacée, qu’il a été réduit à l’état
d’objet par le concept abstrait « pauvre». Une critique adoptant le point du
vue des animaux pourrait étendre cette préoccupation - que la singularité
subjective ne soit pas effacée - aux animaux.
En bref, un animal ou
une personne esthétisé - c’est-à-dire, réduit à un trope
quel qu’il soit - est objectifié, il n’est plus un sujet. Pour qu’il y
ait une réponse éthique, il doit y avoir de l’empathie de la part de l’auteur
et de la sympathie de la part du lecteur. Mais une réponse éthique n’est pas
possible s’il ne subsiste pas un sujet auquel le lecteur peut s'identifier.
L’éthique animale dans la critique littéraire doit, par conséquent, se tourner
vers la littérature dans laquelle les animaux sont traités comme des sujets.
Tolstoï
Il n’est peut-être
pas étonnant que ce soit dans l’œuvre « du plus grand de tous les romanciers »29,
Léon Tolstoï, que nous trouvons des exemples de traitement sensible, pertinent
et empathique des animaux. Tard dans sa vie, Tolstoï a publié une fable morale
exemplaire qui recommande l’empathie comme un moyen de favoriser le progrès
moral - une sensibilité éthique aux autres, y compris aux animaux : Le roi
d’Assyrie Assarkadon (1903)30. C’est l’histoire d’Assarkadon, un roi
que l'on force à pénétrer dans la conscience d’un ennemi qu’il a vaincu et des
animaux qu’il a chassés. Alors qu’il s'apprête à mettre à mort son ennemi, un
vieux sage lui dit qu’il ne devrait pas exécuter son plan. Lorsque le roi
lui en
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21. Ibid.,
p. 296.
22. J. Bate, (1991). Romantic ecology: Wosdsworth and the environmental tradition.
23. E. Fudge, « Introduction to reading animals », p.
109.
24. Loc. cit.
25. T. Regan, Les droits des animaux, p. 669.
26. E. Fudge, op. cit., p. 110.
27. M.
Bakhtine, Problèmes de la poétique de
Dostoïevski.
28. Ibid.,
p. 7029. V. Woolf, « The Russian point of view », Collected essays, p. 244.
30. L.
Tolstoï, « Le roi d’Assyrie Assarkadon », In Dernières Paroles, Mercure de France.